Affaire pas conclue ~ Vendre la peau de l’ours

Décryptage Vendre la peau de l'ours

Décryptage de la semaine

Aujourd’hui, O’Parleur vous propose un décryptage exceptionnel ! Pas si vite ! Il ne faut pas vendre la peau de l’ours avant d’avoir… expliqué son origine !

 

Déclaration à l’ursaf

Ours, nom masculin, d’abord urs (1080), est issu du latin ursus, ursi[1]. Le mot désigne l’animal, gros mammifère à pelage épais, support d’un riche contenu folklorique et symbolique. Il est quelquefois précisé en ours blanc (1680), ours polaire (1838), ours brun (1797), etc.

Décryptage Vendre la peau de l'ours
Les huit espèces d’ours (de gauche à droite) : Ours noir d’Amérique, Ours brun, Panda géant, Ours blanc, Ours noir d’Asie, Ours malais, Ours à lunettes, Ours lippu. (Crédit photo : Wikipédia)

Le féminin ursa, ae (surtout poétique) est spécialement employé par imitation du grec arktos pour désigner des constellations[2].

Décryptage Vendre la peau de l'ours

À partir du XVIIe siècle, par allusion aux mœurs et à l’attitude de l’ours, le mot entre dans plusieurs locutions. Caractérisant le comportement humain, il qualifie une personne qui fuit la société (1671) : il, elle est un ours.

Décryptage Vendre la peau de l'ours

Dans ce sens, il s’emploie aussi comme nom : c’est un ours (1694), spécialement dans l’expression ours mal léché (1718)[3]. Le terme s’applique également à une personne au caractère grossier (1820)[4].

Décryptage Vendre la peau de l'ours

On le retrouve dans quelques locutions comparatives[5] ainsi que dans l’argot (XVIIIe et XIXe siècles)[6] et des analogies[7].

C’est seulement depuis le XXe siècle qu’il est employé pour sa représentation en peluche (attesté en 1919, Claudel)[8].

Décryptage Vendre la peau de l'ours

 

Vendre la peau de l’ours : une fable de La Fontaine…

L’expression du jour a été popularisée par les Fables de La Fontaine. L’Ours et les Deux Compagnons est la vingtième fable du livre V situé dans le premier recueil des Fables… (1668).

Décryptage Vendre la peau de l'ours
Image d’Épinal, estampe de E. Phosti (1895)

La Fontaine y raconte les mésaventures d’une paire de cupides compères qui vend une peau d’ours à un tanneur. Un léger bémol demeure : l’animal est encore vivant !

Deux Compagnons pressés d’argent

À leur voisin Fourreur vendirent

La peau d’un Ours encor vivant ;

Mais qu’ils tueraient bientôt, du moins à ce qu’ils dirent.

 

Mais ce n’est pas ce « point de détail » qui va les arrêter :

Dindenaut[9] prisait moins ses Moutons qu’eux leur Ours :

Leur, à leur compte, et non à celui de la Bête.

S’offrant de la livrer au plus tard dans deux jours,

Ils conviennent de prix, et se mettent en quête ;

 

Hélas, plus facile à dire qu’à faire. Les chasseurs deviennent les chassés. Face à la Mort, il n’y a plus de partenariat financier qui tienne. L’un monte à un arbre. L’autre fait le mort, car les ours ont la réputation de ne pas toucher aux cadavres. Sa ruse marche :

Seigneur Ours, comme un sot, donna dans ce panneau.

Plus de peur que de mal mais l’animal leur a échappé et la promesse d’une coquette somme d’argent avec lui. Toutefois, avant de fuir, il aurait murmuré à l’oreille du faux cadavre :

Il m’a dit qu’il ne faut jamais

Vendre la peau de l’Ours qu’on ne l’ait mis par terre.

Il ne faut jamais présumer trop tôt d’un succès incertain !

 

… aux sources d’inspiration multiples.

L’expression employée par La Fontaine est l’aboutissement d’une formulation plus ancienne : marchander la peau de l’ours jusques ad ce que la beste fust morte (1500).

Il s’inspire ici d’Ésope (Les Voyageurs et l’ours) pour les protagonistes (deux compagnons face à un ours). La morale y est toutefois différente, traitant ici de l’amitié en cas de péril :

Cette fable montre que les amis véritables se reconnaissent à l’épreuve du malheur.

Le fabuliste reprend l’idée de la peau à vendre chez Abstémius[10] (XVIe siècle). Mais c’est ici le tanneur qui achète la peau à l’avance, et non le chasseur qui s’avance :

Je n’ai pas cette peau, dit le Chasseur, mais demain je chasserai, et vous donnerai la peau de celui que je tuerai.

Enfin, il reprend une fable de Philippe de Commynes[11] (1474-1483) qui ressemble beaucoup à son récit :

Il me disoit que jamais je ne marchandasse de la peau de l’ours jusques à ce que la beste fust morte.

Il s’agit d’une anecdote extraite de ses Mémoires (Livre IV, chapitre III). À l’origine, l’histoire aurait été racontée vers 1475 par Frédéric III, empereur d’Allemagne, aux ambassadeurs de Louis XI.

Portrait de l’empereur Frédéric III par Hans Burgkmair, vers 1500.

Louis XI était en conflit depuis plusieurs années avec son cousin Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Pour contrer ce dernier, le souverain n’hésitait pas à payer grassement les alliés du bourguignon afin de dénouer ses alliances (comme avec l’Angleterre en 1475)[12].

Le rois Louis XI et Édouard IV à Picquigny. Le traité de Picquigny vu par Job et Georges Montorgueil dans un livre illustré pour la jeunesse (Louis XI, Paris, Combet, 1905).

Quand Charles le Téméraire lance une offensive en Rhénanie à la fin de 1474, Louis XI y voit l’opportunité d’une alliance avec Frédéric III. Les ambassadeurs décrivent le projet du roi et comment seront répartis les possessions du Bourguignon vaincu.

Il ne faut pas vendre la peau (et le royaume) du duc de Bourgogne avant de l’avoir tué ! (Portait datant de 1474)

Frédéric III aurait alors tempéré les ardeurs des ambassadeurs avec son récit en expliquant que tout restait à faire. Et il a bien fait, car Charles le Téméraire ne meurt qu’en 1477 !

 

Vendre la peau de l’ours aujourd’hui

Le proverbe vendre la peau de l’ours (avant de l’avoir tué) apparaît au XIXe siècle (1814)[13]. C’est l’aboutissement de toutes les formulations précédemment évoquées. L’expression conserve l’idée qu’il ne faut pas présumer trop tôt d’un succès incertain. Qu’il s’agisse de tannerie ou de géopolitique, nous l’avons vu, il ne faut jamais tenir quelque chose pour acquis !

Au terme de ce décryptage, à défaut d’avoir fait peau neuve, nous espérons donc avoir enrichi… vos connaissances !

Hannibal LECTEUR, manque de peau

 

En bonus : Il en faut peu pour être heureux Le Livre de la jungle (1967)

 

Notes et références : Vendre la peau de l’ours

[1] Le mot est à rapprocher du grec arktos (cf. arctique), du sanskrit ŕka, de l’avestique arša (persan xirs), de l’arménien arj, de l’irlandais art ; le baltique, le slave et le germanique ont remplacé cette racine par des mots nouveaux à la suite d’interdictions de vocabulaire ; en effet, l’ours, dans certaines cultures, est un animal redouté dont le nom fait l’objet d’un tabou lié à la chasse (le même phénomène a conduit au nom de la belette).

[2] Par adjonction du e final, ours a formé ourse, nom féminin (1165, orse) « femelle de l’ours », réemprunté comme terme d’astronomie (1544) au latin ursa (major et minor) dans Grande Ourse (1562) et Petite Ourse (avant 1632), noms de constellations.

[3] Cf. lécher. En argot, le mot désigne (par allusion aux ours « mal léchés », selon Esnault) une pièce de théâtre qui jaunit dans les cartons en attendant d’être publiée (1835). D’où le sens de « manuscrit à revoir et à corriger ».

[4] Avec son sens figuré, ours a produit ourserie, nom féminin, terme aujourd’hui archaïque et littéraire qui désigne une humeur, un caractère d’ours (1840) et (une ourserie) l’acte d’une personne insociable (1844). Flaubert utilise le verbe pronominal s’oursifier « devenir difficile à vivre » (1861) mais il ne s’est pas répandu.

[5] Comme se dandiner à la manière des ours en cage (1831), tourner comme un ours dans sa cage (1845), puis comme un ours en cage.

Vendre la peau de l’ours

[6] En typographie, il désigne l’ouvrier chargé de la presse (1713). On compare son mouvement  au balancement lourd de l’animal. Dans l’argot de Saint-Cyr, l’ours désigne la salle de police (avant 1853).

[7] Le mot est appliqué à d’autres animaux, ours marin désignant autrefois l’otarie (1765, Buffon). D’ailleurs, oursin dérive de… ourson (1552). Étonnant, non ?

[8] Cf. nounours, nom masculin (XXe siècle) hypocoristique (intention affectueuse) pour un petit ours en peluche, avec des emplois extensifs et figurés (un gros nounours, en parlant d’un homme).

[9] Il s’agit du même Dindenaut qui a bien malgré lui donné naissance au Mouton de Panurge.

[10] Laurentius Abstémius, aussi connu sous le nom de Lorenzo Bevilaqua, est un fabuliste et bibliothécaire italien humaniste.

[11] Philippe de Commynes ou Philippe de Commines, né en 1447 et mort en 1511, est un homme politique, chroniqueur, historien et mémorialiste flamand de langue française.

[12] Traité de Picquigny avec Édouard IV, pour la modique somme de 425 000 écus.

[13] Source : LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française.

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