Décryptage Un coup de Trafalgar

La « brêle » de Cadix ~ Un coup de Trafalgar

Décryptage de la semaine

Qu’il s’agisse des tracas du quotidien ou d’une vente de sous-marins, un coup de Trafalgar, ce n’est jamais bien ! Nous devons l’expression du jour à la légendaire inimitié entre les français et les… allemands, italiens, britanniques ! Retour sur une entourloupe historique qui fêtait ses 216 ans hier.

Décryptage Le coup de Trafalgar

L’entente pas cordiale du tout

Nous sommes au début des guerres napoléoniennes. Après l’éphémère paix d’Amiens[1], la France et le Royaume-Uni reprennent les hostilités le 18 mai 1803. Napoléon prépare l’invasion des îles britanniques. Il commence à réunir une armée au camp de Boulogne.

« Première distribution de la Légion d’honneur au camp de Boulogne, le 16 août 1804 », par Victor-Jean Adam.

Il reste toutefois un obstacle de taille entre ses troupes et les côtes anglaises : la Royal Navy. Pour permettre le débarquement, il faut tenir la flotte ennemie éloignée des côtes de la Manche. Afin d’avoir la supériorité numérique et militaire, Napoléon doit rassembler ses deux flottes principales :

  • Celle de l’Atlantique, basée à Brest ;
  • Et celle de la Méditerranée, basée à Toulon.

Il souhaite également mobiliser d’autres flottes pour cette action :

  • La flotte espagnole, maintenant alliée de la France, éparpillée au Ferrol, à Carthagène et surtout à Cadix ;
  • Et des escadres présentes sur la façade atlantique, comme celle de Rochefort.

Le vice-amiral Latouche-Tréville doit diriger cette opération d’envergure mais il meurt sur le pont du Bucentaure en 1804. C’est donc Villeneuve, homme discipliné et prudent, qui lui succède.

 

J’aime quand un plan se déroule sans accroc (sauf que là…)

Le plan de Napoléon est ambitieux. Depuis Toulon, l’escadre de Méditerranée (Villeneuve) doit passer en Atlantique, y récupérer la flotte espagnole et se concentrer ensuite aux Antilles. Le but est d’y attirer la Royal Navy pour affaiblir les défenses de la Manche.

Une fois cela accompli, Villeneuve devra retraverser l’Atlantique pour rallier Rochefort et Brest. La flotte au grand complet rejoindra ensuite la Manche et permettra le débarquement des troupes napoléoniennes au Royaume-Uni. Un projet très ambitieux pour l’indécis Villeneuve.

Décryptage Un coup de Trafalgar
Pour vous donner une idée de l’ampleur du voyage, surtout à cette époque !

La première difficulté consiste à déjouer la vigilance des britanniques. En effet, ces derniers épient les côtes françaises et ses flottes. Toulon, notamment, est sous la surveillance de la redoutable Mediterranean Fleet du vice-admiral Nelson…

 

Nelson connaît la mélodie

Officier renommé de la Royal Navy, Nelson s’illustre notamment au cours des batailles de Saint-Vincent (1797), d’Aboukir (1798)[2] et Copenhague (1801). Marin habile et fin stratège, il a aussi tendance à désobéir aux ordres[3]. Mais ses audaces paient et son escadre est bien formée, loyale et particulièrement agressive en mer.

Horatio Nelson (1758-1805). Qui s’y flotte, s’y (coule à) pique !

Le vice-admiral applique un blocus relâché, espérant inciter Villeneuve à prendre la mer pour lui livrer bataille. Ce dernier appareille de Toulon à bord du Bucentaure le 29 mars 1805 et trompe les frégates d’observation de Nelson. Mais la chance des premiers jours ne dure pas.

 

Journal de bord d’un naufrage annoncé

Pour les français, c’est la Bérézina (enfin, pas encore)[4].

  • 8 avril : à Cadix, les espagnols ne sont pas prêts.
  • 12 et 14 mai : arrivé aux Antilles, il doit harceler les colonies britanniques mais il reste inactif pendant un mois.
  • 7 juin : Nelson arrive aux Caraïbes. N’osant engager le combat, Villeneuve regagne donc l’Europe le 11 juin. Cependant, les escadres de Rochefort et de Brest ne l’ont pas rejoint. Celle de Rochefort a vite fait demi-tour et celle de Brest n’a pas osé forcer le blocus anglais.
  • Du 24 au 26 juin : la flotte française subit une violente tempête. Les dégâts sont importants. Ne pouvant atteindre l’entrée du Golfe de Gascogne, il se fait repérer par les britanniques.
  • 22 Juillet : Villeneuve affronte le vice-admiral Calder dans un combat indécis (Bataille de Finisterre). L’ennemi lui inflige d’importants dommages et capture deux navires espagnols. Le français ne contre-attaque pas.

Villeneuve rate également les renforts envoyés à sa rencontre, croyant qu’il s’agit de bâtiments britanniques. Ce sont de fausses rumeurs lancées par l’ennemi et la désinformation réussit.

Pierre Charles Silvestre de Villeneuve (1763-1806). « Nelson n’est pas mon fort » aurait pu être sa devise.

Après cinq mois en mer et tous ces revers, la flotte française est affaiblie, les équipages sont épuisés. Au lieu de se diriger vers Rochefort ou Brest, Villeneuve se replie sur Cadix, le 18 août. Figé, il laisse, des jours durant, ses équipages déjà éprouvés se démoraliser davantage. Il a tout de même réussi à unir ses forces à une escadre espagnole imposante. Mais cela sera-t-il suffisant pour la suite des événements ?

 

Napoléon passe au Plan B (pour « Bataille d’Austerlitz »)

Durant l’expédition maritime de Villeneuve, le contexte géopolitique et militaire change en France. La menace des troupes autrichiennes et russes aux frontières de l’Est s’intensifie. Le 26 août, sans nouvelles de son vice-amiral, Napoléon met en route les troupes assemblées à Boulogne. Elles vont rallier l’Europe centrale et, à terme, Austerlitz.

Nelson, quant à lui, revient au Royaume-Uni après deux ans en mer. On le charge de surveiller l’escadre franco-espagnole retranchée dans Cadix. Il arrive au large de la ville espagnole le 29 septembre.

Villeneuve reçoit bientôt l’ordre de retourner en Méditerranée et de débarquer des troupes en Italie. Mais il hésite. Ses hommes craignent l’affrontement avec Nelson, d’autant que les équipages ne sont pas encore remis des cinq mois d’expédition.

 

Cap sur Trafalgar (et les ennuis)

L’amiral Decrès, ministre de la marine, ordonne à Villeneuve d’obéir. Furieux à cause de ses échecs et de son immobilisme, Napoléon considère qu’il est un lâche et nomme le vice-amiral Rosily pour lui succéder.

Villeneuve se trouve dos au mur. Il sait qu’il devra rendre des comptes. Le 18 octobre, il apprend l’arrivée de Rosily à Madrid. En parallèle, ses vigies lui signalent le départ de six vaisseaux britanniques vers Gibraltar. Il se décide donc à quitter le port le 20 octobre dans la nuit.

Alors qu’il s’apprête à franchir le Cap de Gibraltar, il est surpris par Nelson. Quinze navires britanniques le poursuivent. Craignant d’être coupé de Cadix, Villeneuve fait demi-tour et met sa flotte en formation de bataille. Le combat est désormais inévitable !

 

21 octobre 1805 : le coup de Trafalgar

Les flottes convergent l’une vers l’autre, et se croisent le 21 octobre en milieu de journée, un peu au sud-est du cap Trafalgar.

Décryptage Un coup de Trafalgar
La bataille décisive se jouera ici ! (Carte nouvelle de l’Isle de Cadix et du détroit de Gibraltar levée. Source : Gallica)

D’un côté, la coalition franco-espagnole de 33 navires représentant 2 600 canons. De l’autre, la flotte anglaise composée de 27 navires pour 2 200 canons. Villeneuve a l’avantage du nombre. Nelson a l’avantage stratégique.

Le vice-admiral forme deux colonnes et perce la ligne franco-espagnole, poussant à un affrontement à courte portée. Cette manœuvre désorganise et isole les bâtiments de Villeneuve, facilitant leur capture ou leur destruction.

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Les deux colonnes britanniques (en rouge) cassent la colonne franco-espagnole à angle droit. Source : Wikipédia.

Même si on la considère comme risquée et novatrice pour l’époque[5], elle était déjà connue. Il semble même que Villeneuve se soit préparé à cette action des britanniques. Mais des équipages peu expérimentés, désorganisés et une partie des bâtiments en mauvais état ne pouvaient rien contre Nelson, remarquable meneur d’hommes, secondé par une flotte compétente, dévouée et en forme. L’Anglais submerge et écrase méthodiquement son adversaire à la dérive.

Décryptage Un coup de Trafalgar
Le Bucentaure vaincu. (D’après August Mayer, 1836).

Pour l’alliance franco-espagnole, c’est l’hécatombe : 4 500 tués, dont 2 650 du côté espagnol. Ils perdent 23 navires et plus de 7 000 marins sont faits prisonniers, dont Villeneuve. Du côté britannique, la victoire est totale avec « seulement » 448 morts. Ou plutôt 449. En effet, touché par un tireur d’élite du Redoutable, Nelson ne survivra pas à la bataille.

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La mort de Nelson, par Daniel Maclise (1859 – 1864)

Mais qu’importe la mort quand on a la gloire et les honneurs posthumes, n’est-ce pas ?

 

Un jour, deux destins.

La Bataille de Trafalgar conforte la suprématie des britanniques en mer. Le mythe de la Royal Navy comme meilleure flotte du monde va perdurer pendant plus d’un siècle. Quant à Nelson, il est considéré comme une figure quasi-divine. Sa statue trône au-dessus de Trafalgar Square et chaque 21 octobre, la Royal Navy célèbre le Trafalgar Day. Aujourd’hui encore, il est l’une des figures militaires les plus respectées aux côtés de Marlborough et Wellington.

Décryptage Un coup de Trafalgar
L’Apotheosis of Nelson par Pierre-Nicolas Legrand, 1818.

Quant à Villeneuve, l’histoire est toute autre. Le commandant de la plus puissante flotte jamais rassemblée dans l’Atlantique au début du XIXe siècle est déclaré ennemi de la Nation. De surcroît, il est considéré comme le principal responsable du désastre de Trafalgar. Il sera aussi tenu pour responsable de l’une des plus énormes erreurs de stratégie de l’histoire navale.

Débarqué à Morlaix le 18 avril 1806, il ne rentre pas à Paris et s’arrête à Rennes, accablé par les reproches de Napoléon. On le retrouve dans sa chambre d’auberge, décédé de six coups de poignard dans la région du cœur. Les conditions de sa mort restent floues[6].

 

Un coup de Trafalgar aujourd’hui

Outre l’héritage historique (et humainement terrible), il y a bien sûr l’héritage linguistique. Un coup de Trafalgar est resté dans la langue française comme l’expression d’un « désastre, d’une action rapide, fulgurante et risquée dont la réussite dépendra de la ruse et de la surprise »[7]. Notre aimable lectorat ne sera donc plus pris en traître quand on lui demandera l’origine de l’expression.

Hannibal LECTEUR, Cadix sur dix en décryptage

 

En bonus : après le coup de Trafalgar, un peu de douceur dans ce monde de brutes. La Belle de Cadix, par Luis Mariano (10 mars 1966)

 

Notes et références – Un coup de Trafalgar

[1] Le 25 mars 1802, le Royaume-Uni signe le traité d’Amiens avec la France, l’Espagne et la République batave. C’est une paix éphémère qui s’installe. En effet, la trêve ne dure que treize mois et s’achève le 18 mai 1803. Il s’agit de la seule période de paix générale en Europe durant les guerres de Coalitions. Soit un court moment de répit entre les guerres de la Révolution française (1792–1802) et les guerres napoléoniennes (1803-1815).

[2] Où Villeneuve, alors commandant de l’arrière-garde de la flotte française, est resté en retrait. Il attendra la nuit pour fuir avec trois vaisseaux et deux frégates.

[3] Il effectue son premier acte de désobéissance aux ordres lors de la bataille de Saint-Vincent. Acte qui lui permet notamment de capturer deux navires espagnols. Source : Terry Coleman, Nelson : The man and the legend, p. 126.

[4] Il faudra attendre le 26 novembre 1812. Et contrairement à son sens moderne, c’est une victoire pour les français ! Un coup de Trafalgar, c’est bien suffisant !

[5] Au XVIIIe siècle, lorsque deux flottes s’affrontaient, elles se disposaient en deux longues files perpendiculaires au vent (d’où le terme de vaisseau de ligne), et naviguaient l’une vers l’autre. Elles remontaient le vent toutes deux lentement et se canonnaient en se croisant. Les deux flottes faisaient généralement demi-tour pour un deuxième passage face à face. La victoire tenait surtout au nombre de canons disponibles, à la rapidité de manœuvre des équipages et à la coordination entre les différentes unités de la flotte mais l’issue d’une bataille était rarement décisive, et les pertes en vaisseaux étaient faibles.

[6] Source : « A.V., Mort de l’amiral Villeneuve, Revue Française, 1835 ».

[7] Source : Petite histoire des expressions, Gilles HENRY, Marianne TILLIER, Isabelle KORDA, p. 62-63.

Retrouvez notre précédent Décryptage → Les murs ont des oreilles