Décryptage de la semaine
Pour célébrer le quadruple centenaire de Molière (1622-1673), O’Parleur s’intéresse à un nom célèbre (et ô combien d’actualité ?) : Tartuffe. Alors cachez ce sein que je ne saurais voir et lisez le décryptage !
Tartuffe montre le bout de sa truffe
Tartuffe (ou Tartufe), est l’emploi comme nom commun (1669) de Tartuffe, nom du personnage éponyme de la célèbre comédie de Molière (1664). L’auteur emprunte ce nom à la Comédie italienne, où un personnage a le surnom de Tartuffo, proprement « truffe » (XVIe siècle).
Toutefois, on l’emploie bien avant Molière… et au féminin ! Le mot désigne souvent la truffe, mais il recouvre aussi des sens plus métaphoriques. Ainsi, dans Le Mastigophore, pamphlet d’Antoine Fuzy (1609), il prend le sens de « simulateur/ -trice ». Dès l’ancien français, la trufe englobe le sémantisme de la tromperie :
- Truferie « tromperie » (vers 1175) ;
- Trufer « tromper » (vers 1223) ;
- Et trufeur « trompeur » (XIIIe siècle) ;
Cette série se maintient jusqu’au XVIe siècle[1]. Quant à notre Tartuffe, il prend tour à tour les sens de « truffe aphrodisiaque, de trompeur rusé ou d’homme du peuple qui sent fort »[2]. C’est avec Molière qu’il devient masculin.

Il symbolise rapidement l’hypocrisie et la dévotion affectée. En 1690, Furetière enregistre le mot, qu’il définit ainsi :
Tartuffe. Faux dévot et hypocrite. Molière a enrichi la langue de ce mot, par une excellente comédie à qui il a donné ce nom, dont le héros s’appelle ainsi. Elle est imitée d’une fort jolie nouvelle espagnole qui s’appelle Montufar.
Ayant produit quelques dérivés[3], il conserve aujourd’hui ce sens d’hypocrite[4].
Tartuffe, le grand combat de Molière (1664-1669)
Avant de nous quitter, voici une courte présentation de l’œuvre. Commençons par le contexte.
Au début de 1664, Molière doit se mettre au service du roi, qui lui commande une comédie-ballet. Il compose hâtivement Le Mariage forcé, qui est joué et dansé au Louvre à la fin janvier. La pièce représente un quinquagénaire contraint d’épouser une jeune rouée, dont il a imprudemment demandé la main. Pour la première fois dans une comédie-ballet, les différents intermèdes, chants, danses, mimique, sont liés à l’intrigue.
Quelques mois plus tard, Louis XIV donne à Versailles, en l’honneur de Louise de la Vallière, les fêtes les plus somptueuses de son règne. Les divertissements, répartis sur sept journées, ont pour titre commun : Les Plaisirs de l’île enchantée.

Le 12 mai, la troupe de Molière offre au roi et à ses invités la primeur d’une nouvelle comédie en trois actes et en vers, Tartuffe ou l’Hypocrite. La pièce reçoit un accueil chaleureux. Pourtant, elle soulève bientôt une ardente polémique. La critique de la religion, quand bien même il s’agit des faux dévots, ne passe pas. C’est le début des ennuis pour Molière. Mais que diable allait-il faire dans cette galère ?
La cabale des dévots ou le serment d’hypocrites
Ce n’est pas la première fois que Molière doit défendre son art : face aux précieuses ridiculisées, les comédiens de l’Hôtel de Bourgogne, les « petits marquis »[5] ou les auteurs rivaux… Avec Tartuffe, la lutte contre ses adversaires entre ici dans sa phase la plus aiguë.
Cette querelle prend place dans un débat général sur la moralité du théâtre. Celui-ci oppose :
- Des hommes d’Église et des dévots, d’un côté ;
- Des dramaturges et des théoriciens du théâtre, de l’autre.
Pour les premiers, le théâtre est condamnable parce qu’il fait implicitement l’apologie du vice. Pour les seconds au contraire, au premier rang desquels figure Molière, la représentation dramatique instruit en divertissant.
La Compagnie du Saint-Sacrement, société secrète qui s’est assigné pour but de réformer les mœurs, se croit visée et organise une « cabale ». Les adversaires de Molière s’engouffrent dans la brèche. Louis XIV est donc contraint d’interdire à Molière de jouer Tartuffe à la ville.

En 1667 pourtant, il autorise une représentation publique au Palais-Royal : le poète apporte des « adoucissements » au texte ; sa comédie, désormais écrite en cinq actes, s’intitule Panulphe ou l’Imposteur, et l’hypocrite devient un laïc. Mais est-ce suffisant pour apaiser les esprits ? Non…
Mieux vaut Tartuffe que jamais !
En l’absence du roi, parti pour les Flandres, le président de Lamoignon, chargé de la police de la capitale, fait interdire la pièce en plein succès. L’archevêque de Paris menace d’excommunication quiconque la fera jouer. La troupe du Palais-Royal, obligée de faire relâche, est en plein désarroi. Mais un « coup de théâtre » se produit.
Le roi a promis d’intervenir à son retour et il tient parole. Le 5 février 1669, Tartuffe ou l’Imposteur, enfin autorisé, est joué en public et remporte un succès triomphal. Il a fallu à Molière cinq années, au cours desquelles il a parfois compromis son crédit et la vie même de sa troupe, pour réduire ses ennemis au silence. Son obstination a payé et le rire a finalement triomphé de l’obscurantisme.
Tartuffe, ou quand l’hypocrisie est un vilain dévot
Tartuffe est un chef-d’œuvre par l’habileté de la technique. De l’exposition, saisissante de vie et de naturel, jusqu’au dénouement, l’intérêt progresse, à mesure que la situation matérielle et morale de Tartuffe devient plus forte, au sein d’une famille désunie et désorganisée.
Tartuffe est aussi un modèle parfait de comédie de caractères. Molière ne conçoit pas des êtres de fiction, mais des êtres réels, issus d’une observation attentive et pénétrante. Tous les personnages sont vivants et nuancés mais Tartuffe se détache avec un relief particulier.
Cet aventurier, qui se couvre du manteau de la religion pour parvenir à ses fins ambitieuses, est doué d’une intelligence astucieuse, d’une volonté de lutteur et d’une rare puissance de dissimulation ; il sait user de tous les tons, suivant les circonstances et les personnes, tour à tour grave et ironique, réservé et lyrique, humble et menaçant. Mais le scélérat n’est pas à l’abri des faiblesses humaines et sa sensualité le livre à une passion brutale, qui cause sa perte.
Si nous rions des maux que les personnages endurent par leur faute, nous en tirons aussi des enseignements. Les comédies de Molière prennent alors la valeur d’une leçon de vie.
La religion dans tous ses états…
Molière prétend avoir voulu seulement flétrir l’hypocrisie :
Le Devoir de la Comédie étant de corriger les Hommes en les divertissant, j’ai cru que dans l’emploi où je me trouve je n’avais rien de mieux à faire que d’attaquer par des peintures ridicules les vices de mon Siècle ; et comme l’Hypocrisie sans doute en est un des plus en usage, des plus incommodes, et des plus dangereux, j’avais eu, Sire, la pensée que je ne rendrais pas un petit service à tous les honnêtes gens de votre royaume, si je faisais une comédie qui décriât les hypocrites, […] qui veulent attraper les hommes avec un zèle contrefait et une charité sophistiquée[6]
N’oublions pas qu’à l’époque l’hypocrisie désigne d’abord la « fausse dévotion » et toute forme de dissimulation morale et sociale. Molière prend bien soin de faire distinguer par Cléante, un honnête homme, la vraie et la fausse dévotion (I, 5) :
Mais, en un mot, je sais, pour toute ma science,
Du faux avec le vrai faire la différence ; […]
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux […]
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place, […]
Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Parce que l’hypocrite est un être double, marqué par une contradiction essentielle entre son comportement extérieur et les ressorts véritables de ses actions, l’auteur doit permettre à son lecteur/spectateur de décrypter les signes extérieurs de l’hypocrisie et le renvoyer à sa propre expérience.
… sauf de grâce !
Tartuffe est un personnage composite, inspiré de plusieurs figures religieuses : le curé des comédies, les jésuites[7], les jansénistes, la Compagnie du Saint-Sacrement… C’est dire que les cibles de Molière sont multiples. Il n’a pas voulu fustiger une catégorie particulière d’hommes d’Église mais plutôt les travers généraux de la religion et ses petits arrangements avec la morale.
C’est pourquoi la pièce devait attiser les polémiques : tout le monde (religieux ou non) pouvait s’y reconnaître ! Et c’est sans doute pour cela que Tartuffe dérange autant. En raillant la « fausse dévotion », Molière fournit également les armes pour critiquer la dévotion véritable. De ce fait, il dépasse son statut de comédien et pose le débat au sein de la religion ET de la société.
Molière défend la vérité dans l’art, la simplicité dans les mœurs, le bon sens dans les raisonnements[8]. Tout ce que les dissimulateurs détestent… A bon entendeur !
Au terme de ce décryptage, nous espérons vous avoir donné l’envie de (re)lire Molière en général, Tartuffe en particulier et laisser le miracle du rire opérer !
Hannibal LECTEUR, en lice pour le Molière du meilleur décryptage 2022
Merci à C. pour son aide inestimable et sa bienveillance après un plantage informatique. Sans elle, ce décryptage n’aurait jamais pu paraître !
En bonus : Le Tartuffe ou l’Imposteur, pièce filmée, dans le texte original, mise en scène et réalisée par Jean Meyer, en 1962, pour Europe 1-Télécompagnie.
Comédiens : Jean Parédès, Anne Vernon, Gabrielle Dorziat, Denise Benoît, Claude Marcault, Jeanne Dehelly, Jean Meyer, Henri Rollan, Alain Lionel, Pierre Palau, Valère, François Timmerman, Jacques Ardouin, Georges Montillier.
Notes et références – Tartuffe
[1] Cf. truffe.
[2] Christian BIET, « Molière et l’affaire Tartuffe (1664-1669) », Histoire de la justice, no 23, 2013, p. 65-79.
[3] Tartufier, verbe transitif, introduit par Molière dans sa comédie (« marier à Tartuffe ») et employé par Madame de Sévigné, est sorti d’usage. En revanche, tartuferie (ou tartufferie), nom féminin (1669, année du Tartuffe, d’après Danzat ; puis 1743) reste courant.
[4] Source : LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française.
[5] Ridiculisés dans Les Fâcheux (1661), comédie-ballet en trois actes et en vers. Eraste souhaite rejoindre sa belle Orphise, qu’il aime. Mais il est sans cesse empêché par des importuns. Ces portraits peu flatteurs, en plus d’être drôles, représentent parfaitement la réalité de l’époque.
[6] Premier placet (1664).
[7] Tournés en ridicule par Pascal dans Les Provinciales.
[8] Dossier et synthèse réalisés à partir des ouvrages : P.-G. CASTEX, P. SURER, G. BECKER, Histoire de la littérature française, « Molière », pp. 233-260, éd. Hachette, 1974. / B. LOUVAT, Tartuffe, Dossier pp. 151-173, éd. GF Flammarion, 1997.
Retrouvez notre précédent Décryptage → Être plus royaliste que le roi