Demain, promis ~ Procrastination

Décryptage Procrastination

Décryptage de la semaine

Le 25 mars prochain, c’est la journée mondiale de la procrastination[1] (NDLR : l’auteur a repoussé l’écriture de son article plusieurs fois…). Pour l’occasion, O’Parleur passe à l’inaction et décrypte un mot plus subtil qu’il n’y paresse.

 

Today or not today ?

Lundi matin, conférence de rédaction ordinaire :

Pour vendredi… Bla… Bla… écris un article sympa… Bla… (et court) … Bla… sur la procrastination.

Pfff… Le sujet idéal pour raviver la flemme ! En plus, il fait beau, j’aurais préféré aller dehors, profiter du soleil. Hein, quoi ? Non, d’habitude je ne sors pas, je n’aime pas ça. Et j’ai horreur du soleil. Mais là, curieusement, ça me plaisait bien.

Motivation : zéro

On se ressaisit. Le tout, c’est de bien commencer. Tiens ! Je pourrais mettre une citation. Ça fait intello, ça donne l’impression de maîtriser son sujet :

Ne jamais remettre au lendemain ce que l’on pourrait faire le surlendemain

Mark Twain

Trois jours plus tard, on peut dire que j’ai bien (mais alors bien) suivi son conseil. Et je ne suis pas plus avancé. Allez, on se reprend, il faut être structuré, organisé. Hé, je sais ! Je vais faire une to-do list. Je pourrais m’inspirer de celle que j’ai commencée hier… D’ailleurs, je ne l’ai pas finie non plus.

Attentes Vs Réalité

Hum, ça va être compliqué…

 

À la poursuite de demain

– Alors, Hannibal, cet article sur la procrastination, ça avance ?

– Oh oui, j’arrête pas (d’arrêter)…

– Je suis rassurée, du moment que c’est prêt pour le 25 mars 2021 !

– Oui, oui…

Bon, ça va, j’ai encore le temps. D’ailleurs, la langue française prend aussi son temps pour introduire le mot. On forge le terme dans le milieu monastique vers 1520. Des traducteurs latins se basent sur procrastinatio, –onis « ajournement, délai », d’après procrastinare « remettre une affaire au lendemain »[2].

On l’emploie très peu entre 1639 et la fin du XVIIIe siècle. Depuis le XIXe siècle, son usage est marqué comme « plaisant » ou « littéraire »[3]. La procrastination, fidèle à sa définition, ne revient sur le devant de la scène que dans la seconde partie du XXe siècle. Donc, elle se la coule douce cinq siècles avant d’entrer activement dans le langage, c’est génial. Moi, j’ai cinq jours de retard, c’est la fin du monde ! Deux poids, deux mesures !

 

 

À la recherche de la perte de temps ?

Initialement, le mot a un sens assez ironique, empreint de second degré. On distingue alors le procrastinateur (qui appartient peut-être à une « élite » du fait de son origine monastique) du paresseux ou du fainéant (qui « fait le néant », donc rien).

Contrairement à une idée reçue, procrastiner n’est pas glander !

La procrastination est une tendance à remettre systématiquement au lendemain nos actions personnelles ou professionnelles. Le procrastinateur ou « retardataire chronique », n’arrive pas à se « mettre au travail ». Le phénomène est d’autant plus prégnant quand la tâche ne lui procure pas de satisfaction immédiate. Les facteurs les plus fréquents qui le provoquent sont :

  1. L’indécision
  2. La fatigue
  3. L’ennui
  4. La complexité d’une tâche
  5. Le manque de motivation (causé par un manque de vision)

Pour autant, procrastiner ne signifie pas ne rien faire. Au contraire, le sujet peut être pris d’une véritable frénésie d’activités (aller faire les courses, entamer un grand ménage de printemps, faire de la maintenance informatique, etc.), tant que celles-ci ne possèdent aucun rapport avec la tâche problématique[4].

 

La procrastination, comment ça marche ? (Et comment ça s’arrête, SVP)

Forcément, un tel sujet ne pouvait laisser les chercheurs et les coachs indifférents. Si, comme moi, vous décidez de remédier au problème, vous choisirez la solution logique : le self-control Internet. On trouve beaucoup d’ouvrages et de pages dédiés au sujet.

Parmi les références, il y a le philosophe américain John Perry qui a écrit un éloge de la procrastination structurée[5]. Entre humour et vrai questionnement philosophique, il propose des solutions afin de tirer profit de ce « don ». Mieux, il déculpabilise les procrastinateurs qui pensent qu’ils ne font rien.

Dans le même registre, le procrastinateur professionnel Tim Urban décrypte les mécanismes de la procrastination. Auteur d’un blog sur le sujet (Wait but Why), il explique avec humour ce problème très sérieux dans un TED[6] Talk (VOSTFr) :

 

Un léger bémol toutefois : j’ai passé TOUT l’après-midi à regarder des tutos anti-procrastination. Du coup, je n’ai pas avancé sur mon décryptage…

 

Les pros de la procrastination

– Alors, Hannibal, cet article sur la procrastination, ça avance ? La deadline est dans une heure !

– Doucement ! La Joconde ne s’est pas peinte en un jour…

La procrastination compte aussi des représentants illustres à travers l’histoire. Parmi eux, Léonard de Vinci ; prolifique dans tous les domaines, il n’a cessé de penser, de conceptualiser et de créer. Il n’est jamais là où on l’attend et fait toujours autre chose. Ainsi, il n’achèvera sa Cène que lorsque le Chancelier de Milan le priera de se hâter sous peine de sanction financière[7].

« Cène » de ménage en perspective…

Et que dire de notre empereur de la bande-dessinée ? Gaston Lagaffe est le procrastinateur par excellence. Il n’accomplit aucune des tâches qui lui incombent (le courrier en retard) et pourtant, il est loin d’être inactif. Il ne cesse d’inventer, qu’il s’agisse de musique (le gaffophone), de cuisine (les crêpes montgolfières) ou autres (les murs ont des oreilles). Sans oublier ses nombreuses trouvailles pour ne pas travailler.

Décryptage Procrastination

Parfois, le procrastinateur se met aussi à nu, littéralement. Ainsi, pour achever l’écriture de Notre-Dame de Paris, Victor Hugo enjoignait son domestique à lui confisquer ses habits. Nu, il ne pouvait pas sortir et devait donc écrire. S’il avait eu Internet, la face du monde eut été changée (et mon article aussi, pour le coup).

 

Toujours pas de déclic, mais des clics

Ah, Internet ! L’ennemi moderne de la productivité, le havre de la procrastination 2.0 ! Ou pas. L’explosion des réseaux sociaux a amené de nouveaux modes de consommation (informations, loisirs, vie privée…). Techniquement, dès que le web nous prend dans sa toile, nous devenons tous un peu procrastinateurs.

Paradoxalement, c’est quand nous sommes oisifs sur Internet que nous fournissons le plus de données personnelles. Données qui sont utilisées à des fins commerciales par les algorithmes : pubs et contenus ciblés visant à nous faire consommer plus et plus souvent. Exemple :

Et tout cela, par la magie de quelques clics, d’un « like » ou d’un « share » (qui vaut très cher).

Ce qui nous amène à notre prochaine réflexion…

 

La perte de temps, c’est de l’argent

La procrastination concerne-t-elle uniquement des privilégiés oisifs ?

– Hannibaaal ! Ton artiiicle ?!

– Ça va, y’a pas le feu !

– Va dire ça aux pompiers !

Si je ne rends pas mon décryptage à l’heure, ce n’est pas la fin du monde (bien joué). Mais qu’en est-il de toutes les professions d’utilité publique (hôpitaux, pompiers, etc…) et de celles où la pénibilité est importante ?

La procrastination nous amène ainsi à nous interroger sur la société moderne. La norme tacite est d’avoir un travail, bien rémunéré, d’être marié(e), d’avoir des enfants et d’être proactif même dans ses loisirs.

Le rapport au temps et à la performance est très quantifié aujourd’hui et plus uniquement dans la grande distribution ou les chaînes de fabrication. Dans un monde où l’on peut tout analyser, mesurer, optimiser – particulièrement le travail –, le procrastinateur n’est-il pas devenu le grain de sable dans la mécanique ?

Décryptage Procrastination

C’est là qu’un cercle vicieux peut s’instaurer. Si l’on vous demande de faire en 7 heures ce que vous faites normalement en 8 heures. Puis l’on monte d’un cran (9h) et d’un autre (10h), etc…

Tant que vous y arrivez, tant mieux (pour l’entreprise, la société, votre entourage…). Mais pour vous, le jour où la machine s’enraye ? Tout ce qui n’a pas été fait et qui aurait dû être fait ne pourrait-il pas devenir procrastination[8] aux yeux de tous ?

Loin de nous l’idée de faire du procrastinateur une figure révolutionnaire. Mais à l’heure où les cadences de travail sont toujours plus infernales, le dialogue social toujours plus tendu et où le « toujours plus » (d’objectifs, de résultats…) est devenu la norme, la question se pose légitimement.

 

Demain ne meurt jamais, la procrastination non plus

1 an, 11 mois, 51 semaines, 6 jours et 23h59 plus tard…

C’est la déchéance de l’échéance mais j’ai ENFIN terminé mon article. Que voulez-vous ? Il faut prendre son temps pour traiter les affaires urgentes !

En tout cas, j’ai bien retenu ma leçon.

Entre mal du siècle (un de plus !), art de vivre et mort de la deadline, la procrastination n’a pas fini de nous donner du travail !

Décryptage Procrastination

Du coup, je vais commencer à rédiger mon nouveau décryptage… mais pas aujourd’hui. Demain, promis.

Hannibal LECTEUR, alias Jean-Michel Apathique

 

En bonus : Voyage en procrastination, d’ARTE (2019)

Une série de 7×10 minutes qui évoque toutes les facettes de la procrastination avec pertinence et humour. Elle m’a d’ailleurs beaucoup inspiré pour ce billet. Si vous souhaitez apprendre en procrastinant, n’hésitez pas !

 

Notes et références – Procrastination

[1] David d’Équainville, fondateur de la maison d’édition Anabet, lance l’événement en 2010.

[2] Emploi transitif et absolu.

[3] Ses dérivés procrastiner, verbe transitif, et procrastinateur, nom masculin, se rencontrent exceptionnellement chez certains auteurs (Amiel, Colette). Source : LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française.

[4] John Perry, « How to procrastinate and still get things done », chronicle.com,‎ 23 février 1996.

[5] John Perry (trad. de l’anglais par Myriam Dennehy), La Procrastination : l’art de reporter au lendemain, Paris, Autrement, 2012, 136 p.

[6] TED pour Technology, Entertainment & Design.

[7] Pour l’anecdote, une rencontre aura lieu entre Léonard, le duc de Milan et le prieur de Santa Maria delle Grazie, qui doit accueillir l’œuvre. Ce dernier, mécontent de la lenteur du peintre, l’admoneste. Léonard de Vinci rétorque alors qu’il ne trouve pas de modèle pour Judas et que si le prieur insiste il lui donnera en fin de compte ses traits. L’identité supposée du modèle de Judas a depuis lors fait jaser de nombreuses générations d’historiens de l’Art…

[8] Prenons l’exemple des compagnies aériennes qui faisaient voler les avions à vide durant le confinement pour ne pas perdre leurs créneaux.

Retrouvez notre précédent Décryptage → Antonomase, la figure qui fait « nom »