Décryptage de la semaine
Le dindon de la farce ! Une expression qui reprend l’un des éléments de Noël… mais qui n’a aucun rapport avec l’événement ! C’est Noël en décalé et c’est chaque vendredi pendant les fêtes sur… Ho Ho Ho’Parleur !
Note : il s’agit de la réédition, « revue et corrigée », d’un billet publié en 2019, agrémenté de l’Esprit de Noël !
Un gallinacé doué « dindon » pour la linguistique
Commençons par un peu d’étymologie pour éclairer notre lanterne. Le nom dinde (1600) vient de poulle d’Inde (1542, dans Gargantua)[1]. On l’emploie déjà au Moyen-Âge (1380, poulle d’Ynde) pour la… pintade[2]. Le terme désigne la dinde quand les Espagnols conquièrent le Mexique (premier quart du XVIe siècle). A cette occasion, ils découvrent le dindon et l’importent peu après en Europe (vers 1532 en France). Ce n’est qu’en 1668 que dindon désigne l’oiseau adulte[3].
A noter : la dinde est associée familièrement à une femme sotte et prétentieuse (1752) tandis que le dindon désigne un homme vaniteux et niais (1793)[4]. Ce détail aura son importance pour la suite de notre exposé.
Le réveil de la farce !
Le nom farce (1200) est issu du latin impérial farsus[5]. Il s’agit d’un terme d’élevage et de cuisine signifiant « engraisser » et « garnir ». Mais on l’emploie aussi pour « plaisanterie, mauvais tour » (1330 ; cf. farser pour « se moquer de »).
Par ailleurs, en latin médiéval (XIIIe siècle), farsa désigne les intermèdes non latins introduits lors des cérémonies religieuses (comme la farce dans une viande). Il prend aussi le sens d’ « histoire plaisante illustrant un propos » (1370). Au XVe siècle, il évoque des « petites pièces comiques ». Ainsi, les intermèdes « farcis » séparés de la liturgie latine sont à l’origine de notre théâtre comique[6].
Le dindon de la farce : les origines possibles
Le dindon de la farce n’est pas une recette de Noël ni du Nouvel An ! L’expression signifie « être victime, dupe dans une affaire, une entreprise ou une aventure, faire les frais d’une plaisanterie ». Il y a plusieurs hypothèses concernant son origine.
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Après la mère poule, le père dindon
Au Moyen-Âge, parmi les divertissements populaires apparaissent les farces. Il s’agit de ces comédies bouffonnes que l’on joue fréquemment sur le Pont-Neuf (repaire d’un certain Tabarin).
Au cours de ces spectacles comiques, qui empruntent plus ou moins la même trame, un schéma récurrent apparait. Il s’agit ici du père trop crédule, berné par son fils, que l’on aurait baptisé un « père dindon ». Toutefois, le dindon n’est pas encore apparu en France à cette époque. C’est très certainement de façon rétroactive que l’on associe ces pères crédules au dindon, tous deux se rattachant au sémantisme de la duperie (cf. dupe, faisan, pigeon…)[7].
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Le ballet des dindons, une farce cruelle
L’éminent Claude Duneton avance une autre hypothèse, plus sombre. Elle se base sur un spectacle forain, « Le Ballet des dindons », qui a existé à Paris entre 1739 et 1844.
Dans ce « spectacle », on pose des dindons sur une plaque métallique progressivement chauffée à blanc. Fatalement, afin d’éviter de se brûler les pattes, les volatiles sautillent sur place, donnant l’illusion de « danser », sous les rires cruels des spectateurs. Pour le coup, les « cervelles d’oiseaux » n’étaient pas celles que l’on croit. Mais ici, le dindon de la farce serait plus l’objet de souffrance que de duperie.
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Le dindon de la farce fable
Une troisième hypothèse voit dans l’expression un détournement de l’idiome « être le dindon de la fable ». C’est une allusion à la fable Le singe qui montre la lanterne magique de Jean-Pierre Claris de Florian. Le singe n’ayant pas allumé sa lanterne magique, le dindon affirme qu’il voit cependant quelque chose et devient la risée des autres animaux :
Moi, disait un dindon, je vois bien quelque chose ;
Mais je ne sais pour quelle cause
Je ne distingue pas très bien.
Pendant tous ces discours, le Cicéron moderne
Parlait éloquemment et ne se lassait point.
Il n’avait oublié qu’un point,
C’était d’éclairer sa lanterne.[8]
Feydeau… do ?
Ces trois hypothèses, loin de se contredire, semblent au contraire se compléter. Se basant sur le sens figuré des deux termes et le sémantisme de la duperie, elles renferment l’idée que le dindon de la farce est la risée de l’assemblée, celui dont on rit à ses dépens (parfois cruellement).
Ce sens se développe progressivement au XVIIIe siècle, avant de connaître la consécration avec la pièce de Feydeau (encore lui !) intitulée Le Dindon (1896). Mais que le dindon de la farce se rassure : rira bien qui rira le dernier !
Après le dindon de la farce, la dinde de Noël !
La dinde connaît un intérêt gastronomique croissant en Europe après son importation par les Espagnols. Volatile alors nouveau et exotique, elle trouve en premier lieu sa place sur la table des élites.
Ainsi, en France, on sert de la dinde pour la première fois lors du banquet de noces de Charles IX (1570). La première dinde de Noël, quant à elle, aurait été servie à la table de l’empereur Charles VII (1697-1745)[9].
Même engouement dans les pays anglophones. En 1620, les Pères pèlerins quittent l’Angleterre pour fuir les persécutions religieuses. Ils fondent Plymouth en Nouvelle-Angleterre (Massachusetts). La légende raconte qu’à l’automne 1621, le gouverneur William Bradford décrète trois jours d’actions de grâce pour célébrer la première récolte. Les colons invitent alors les Indiens à partager leur repas pour les remercier de leur aide. Ainsi naît le traditionnel repas de Thanksgiving où l’on sert la dinde[10].

Si la dinde reste le plat emblématique de Noël, il existe aujourd’hui des recettes alternatives (autres viandes, poissons, menus végétariens ou végans). Il demeure toutefois un ingrédient commun : ce moment de partage et de convivialité (si, si !).
Pour conclure ce décryptage, un conseil avisé aux enfants : pour passer un agréable repas de Noël, le seul plat à proscrire, c’est le dindon de la farce !
Hannibal LECTEUR, doué dindon pour la farce !
En bonus : Thanksgiving, version Famille Addams (1993)
Notes et références – Le dindon de la farce
[1] Ainsi nommée car les Espagnols pensaient avoir découvert l’Inde, et non l’Amérique.
[2] Le syntagme calque le latin médiéval gallina de India, dans lequel India désignait l’Abyssinie (Éthiopie), où la pintade vivait à l’état sauvage.
[3] Auparavant, la dinde sert à former le d’Indon, désignant le petit de l’animal chez O. de Serres (1605). Ce dernier employait le mot d’Indart pour le mâle adulte.
[4] Source : LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française.
[5] Participe passé du verbe farcire.
[6] LE ROBERT, Ibid.
[7] In. Petite histoire des expressions, Gilles HENRY, Marianne TILLIER, Isabelle KORDA, p. 87.
[8] Extrait des Fables de M. de Florian : de l’académie françoise, de celles de Madrid, Florence, etc. Livre I, fable VII (1792). Source : www.france-pittoresque.com
[9] Source : Véronique Dumas, « La dinde de Noël », Historia, novembre 2011, p. 99.
[10] Certains historiens remettent en cause cette version de l’histoire. En effet, suites à des tensions et des violences entre pèlerins et indiens, un affrontement a lieu avec la tribu des Pequots, rendue responsable des événements. Leur village est détruit, ses habitants exterminés et le nom « Pequot » est banni par l’Assemblée Générale du Connecticut. Au cours de l’année suivante, on ordonne également d’exécuter tout membre supposé des Pequots. C’est dans ce contexte que William Bradford aurait décrété l’action de grâce pour célébrer cette « victoire » sur les Indiens. D’autres gouverneurs l’auraient imité par la suite. Source : Benjamin Wihtner, « L’histoire interdite », America, hiver 2018.
Retrouvez notre précédent Décryptage → Casse-noisette