Décryptage de la semaine
« Snif ! Snif ! J’aime pas les décryptages sur les légumes, c’est pas bOoOoOoN… » Séchez donc ces larmes de crocodile et savourez plutôt le billet du jour !
Tu finiras dans un saurien, vaurien !
Crocodile (vers 1131) vient du latin crocodilus, dont on possède des attestations sous les formes altérées cocodrillus[1], corcodillus, crocodillus. Le mot latin emprunte, par voie orale et populaire, au grec krokodilos (κροκόδειλος) qui désigne des lézards de toutes tailles.
On peut suivre l’étymologie proposée par Hérodote selon laquelle krokodilos était le nom donné par les Ioniens aux lézards qui se trouvaient dans les clôtures de pierre, et qui fut appliqué par analogie aux crocodiles d’Égypte.

Il serait alors composé de krokê « galet » et de drilos « ver »[2] et signifierait proprement « ver de galet ».[3]

Quant à la forme moderne crocodile (vers 1538), elle coexiste pendant longtemps avec crocodelle (1517) et l’ancienne forme cocodrille[4]. Ce n’est qu’au XVIe siècle qu’elle assoit définitivement son règne sur la langue française.
Caïman génial !
Le mot désigne un reptile de grande taille vivant dans l’eau et sur terre. On l’emploie par métaphore en parlant d’une personne cruelle et coriace[5]. Il désigne spécialement, dans le jargon sportif, un athlète ayant de remarquables qualités de ténacité, capable de gêner en fin d’épreuve les concurrents les plus brillants.

Dans l’usage courant, il désigne tous les crocodiliens, alligators, caïmans, etc… Ce qui n’est pas le cas en zoologie où l’on fait la distinction entre les espèces[6].
Par métonymie, il désigne la peau du crocodile traitée (1897), utilisée en peausserie, sens où il est familièrement abrégé en croco (XXe siècle).
Par analogie de forme, crocodile sert à désigner la pièce horizontale que l’on place sur la voie ferrée pour actionner un signal au passage d’une locomotive (1881). [7]

Après cette mise en bouche, il est temps de s’intéresser à l’origine des larmes de crocodiles.
Larmes fatales
L’expression larmes de crocodiles signifie « larmes feintes » (1562). La formule désigne une manifestation émotionnelle fausse, non-sincère ou hypocrite dans le but de duper.
C’est une allusion à une légende connue dès le moyen âge, selon laquelle le crocodile pleurait après avoir dévoré un être humain[8].

Il existe une version alternative, dans l’antiquité gréco-latine, selon laquelle les crocodiles du Nil attiraient les naïfs en gémissant. Ces derniers, ne se méfiant pas, approchaient et finissaient dans la gueule du reptile. Légende également reprise chez nous :
En Afrique, au pays des Egyptians, proche la seconde cataracte du Nil, habitent, parmi les roseaux, d’énormes lézards de trois toises et plus de longueur, de figures difformes et de mœurs sanguinaires […] ces animaux féroces sont pourvus d’une sensibilité exquise […] versants, ainsi qu’il m’a été assuré, larmes qui jaillissent du pertuis de leurs yeux, comme de pommes d’arrosoirs. […] Maintes foys, au dire de mes guides, […] aucuns voyageurs, trompés par l’effusion de ces larmes, […] s’estant voulu approchier […] furent eux-mêmes saysis et méchamment dévorés par ces traîtres et hypocrites qui pleurent non par douleur vraye de leurs péchiés, mais par feintise pour engaigner les trop crédules, et bien et commodément se remplir le ventre en les dévorant.
Jean de Mandeville, Livre des merveilles du monde (1355-1357)
Certains commentateurs comparent d’ailleurs cette légende au chant des sirènes.
Les larmes de crocodiles aujourd’hui
Si la légende est (très) ancienne, l’expression telle que nous la connaissons aujourd’hui date bien du XVIe siècle. Elle conserve le même sens d’affliction feintée et de fourberie avérée.
Sur le plan médical, nous pouvons citer le syndrome de Bogorad. C’est une condition dans laquelle le patient pleure alors qu’il mange.

On l’appelle également le « syndrome gusto-lacrymal » ou… « syndrome des larmes de crocodile ».
Au terme de ce décryptage, nous vous adressons un ultime conseil : méfiez-vous des larmes de crocodile, au risque de vous faire dévorer tout cru !
Hannibal LECTEUR, a raison quand l’alligator
En bonus : pas de larmes de crocodiles, mais une cascade qui ne manque pas de mordant 🎥 Vivre et Laisser mourir (1973)
Si vous avez une dent contre la langue de Shakespeare, voici la même scène en français.
Notes et références – Larmes de crocodile
[1] D’où l’espagnol cocodrillo.
[2] Avec dissimulation du second r.
[3] Krokê a été rapproché du sanskrit śárkarā- « galet, gravier » ; drilos, peu attesté seul, sinon au sens de verge dans un épigramme, est d’origine inconnue.
[4] Cocodrille reste usuel jusqu’au XVIe siècle et on le conserve parfois dans la langue populaire.
[5] D’ailleurs, l’adjectif rare crocodilesque (1886) qualifie au figuré un être à la conduite digne d’un crocodile (soit, au XIXe siècle, un usurier).
[6] En parlant de zoologie, la dérivation consiste essentiellement en quelques termes de… classification zoologique. Ce sont des noms masculins pluriel : crocodiliens (1817 ; 1575 comme adjectif), crocodilidés et crocodilinés.
[7] Source : LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française.
[8] On attribue, sans en être totalement certain, un proverbe à Plutarque (46-125), qui suggère que l’expression était connue dans l’antiquité. Le fait pour une personne de désirer ou causer la mort de quelqu’un, tout en se lamentant publiquement pour lui, était comparé au comportement du crocodile. Photios en livre une interprétation chrétienne dans sa Bibliothèque (858-886) pour illustrer le concept de repentance. Source : Arnaud Zucker, Physiologos : le bestiaire des bestiaires, Jérôme Millon, 2004.
Larmes de crocodile
Larmes de crocodile
Retrouvez notre précédent Décryptage → Du bruit dans Landerneau