Décryptage Faire avaler des couleuvres

Littérature ~ Faire avaler des couleuvres

Décryptage de la semaine

Prenez une pincée d’humiliation, ajoutez un zeste de privation, faites mentir à feu doux et servez le tout avec hypocrisie mais sans empathie : voilà, vous êtes prêt à faire avaler des couleuvres ! Non, ce n’est pas une recette de cuisine, mais le décryptage du jour !

 

Une étymologie qui en fait voir de toutes les couleuvres !

Mais pourquoi la couleuvre ? Excellente question ! Le nom féminin couleuvre, apparaît d’abord sous la forme culovre dans le Bestiaire de Philippe de Thaon, vers 1121[1]. Issu du latin populaire °colobra, c’est une altération du latin classique colubra pour « couleuvre femelle ». C’est aussi le féminin de coluber qui signifie « couleuvre » et, plus généralement, « serpent ».

Les formes romanes remontent toutes à la forme féminine, plus ancienne et attestée plus souvent. Le latin vient peut-être du grec khélubros « serpent ou tortue », dérivé de khélus « tortue ». Ce mot est à rapprocher du slave °Zelu-. L’absence d’autres correspondants peut s’expliquer par un tabou linguistique portant sur un animal souvent considéré comme maléfique.

Enfin, dans les parlers gallo-romans, couleuvre est concurrencé par serpent (au féminin) dans la région poitevine, le Centre et la Suisse, et par le féminin ser ou serp dans les parlers méridionaux. C’est aussi vers cette période (1174-1200) que l’on commence à qualifier une personne perfide de « serpent » ou de « couleuvre » …

 

Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur nos têtes ?

Notre couleuvre continue son bonhomme de chemin dans la langue française et l’histoire. Nous la retrouvons au XVIIe siècle, dans le langage populaire et dans la littérature :

« […] mais on m’a fait avaler, huit ans durant, tant de couleuvres dont je ne me vantois pas, que je regardois la fin de ces misères, de quelque façon qu’elle pût arriver, comme je regardois avant cela, d’être Maréchal de France […] »

Bussy-Rabutin (1618-1693), Lettres à Madame de Sévigné (1667)[2]

 

Chateaubriand, qui ne manque jamais une occasion de rappeler son amour pour Talleyrand, l’utilise également :

« Il y a deux manières de devenir ministre : l’une brusquement et par force, l’autre par longueur de temps et par adresse ; la première n’était point à l’usage de M. de Villèle : le cauteleux exclut l’énergique, mais il est plus sûr et moins exposé à perdre la place qu’il a gagnée. L’essentiel dans cette manière d’arriver est d’agréer maints soufflets et de savoir avaler une quantité de couleuvres : M. de Talleyrand faisait grand usage de ce régime des ambitions de seconde espèce. »

François-René de Chateaubriand (1768-1848) – Mémoires d’outre-tombe (1849)[3]

 

Ainsi, comme l’explique Furetière, dans son Dictionnaire (1690) :

« On dit qu’un homme a bien avalé des couleuvres, lors qu’on a dit ou fait devant luy plusieurs choses fascheuses qu’il se peut appliquer, ayant été cependant obligé de cacher le desplaisir qu’il en avoit. »

 

Avaler des couleuvres : le sens moderne

L’expression figurée faire avaler des couleuvres à quelqu’un signifie « infliger des désagréments, des mensonges ». Elle continue l’ancien emploi négatif du mot pour qualifier une personne perfide[4].

Il s’agirait d’un emploi où couleuvre symbolise ce qui est tortueux (XVIe siècle) d’après la réputation diabolique des serpents, qui date a minima du péché originel (Eve, le serpent, la pomme). Cet emploi est probablement croisé avec le sens figuré de couleur « fausse apparence » (courant du XVe au XVIIe siècle). Par la suite (XVIIIe siècle), l’expression a été comprise comme la métaphore de « manger des serpents »[5].

Avaler prend ici le sens métaphorique de « subir » (un affront par exemple). Il signifie encore aujourd’hui « faire accepter », avec une notion de contrainte ou « faire croire, duper » (faire avaler quelque chose à quelqu’un).

Une expression qui est fort heureusement révolue aujourd’hui, n’est-ce pas ?

Hannibal LECTEUR

 

En bonus : avaler des couleuvres, c’est mal ! Persifler, c’est mieux ! (Robin des Bois, les magnifiques taxes)

 

 

Notes et références

[1] Philippe de Thaon ou Thaün, était un moine et poète anglo-normand du début du XIIe siècle. Son ouvrage le plus connu est le Bestiaire, dédié à la seconde femme du roi Henri Ier, Adélaïde de Louvain. Comportant 3194 vers, son auteur le rédige d’abord en hexasyllabes (vers 1 à 2888) puis en octosyllabes (vers 2889 à la fin).

[2] Correspondance de Roger de Rabutin, comte de Bussy, avec sa famille et ses amis (1666-1693). Tome 1, disponible ici.

[3] Tome 4, Livre X, disponible ici.

[4] Il n’y a pas que faire avaler des couleuvres. Couleuvre a aussi produit couleuvreau, nom du petit de l’animal (572), et, par analogie de forme, le nom d’une plante grimpante, la couleuvrée (1539). N’oublions pas la couleuvrine (fin XIVe siècle, coulouvrine), nom d’un ancien canon au tube long et effilé, l’analogie de forme ne suffisant pas à expliquer cette valeur probablement liée à la symbolique des serpents et dragons cracheurs de feu. Voir aussi Cobra.

[5] Source : LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française.

Retrouvez notre précédent Décryptage → L’arroseur arrosé