Décryptage de la semaine
Pour la Saint-Valentin, O’Parleur se met en quête de sa dulcinée. Explication dans un décryptage qui aime un peu, beaucoup, passionnément, à la folie…
Un personnage meetic mythique ?
Dulcinée, nom féminin, est l’emploi, comme nom commun (1718) du nom propre Dulcinée du Toboso[1]. Le mot est formé sur le représentant espagnol du latin dulcis (cf. doux)[2]. Quant à Toboso, il s’agit du nom d’un bourg de Nouvelle-Castille.
Dulcinée est le nom donné par don Quichotte à la dame de ses pensées dans le roman de Cervantes :
[…] il se persuada qu’il ne lui manquait plus rien, sinon de chercher une dame de qui tomber amoureux, car, pour lui, le chevalier errant sans amour était un arbre sans feuilles et sans fruits, un corps sans âme. […] Elle s’appelait Aldonza Lorenzo, et ce fut à elle qu’il lui sembla bon d’accorder le titre de dame suzeraine de ses pensées. Lui cherchant alors un nom qui ne s’écartât pas trop du sien, qui sentît et représentât la grande dame et la princesse, il vint à l’appeler Dulcinée du Toboso, parce qu’elle était native de ce village : nom harmonieux à son avis, rare et distingué, et non moins expressif que tous ceux qu’il avait donnés à son équipage et à lui-même.
L’ingénieux hidalgo don Quichotte de la Manche, Tome I, ch. I
Dès lors, cherchant à reproduire l’idéal chevaleresque des romans qu’il lit insatiablement, il dédie à Dulcinée toutes ses actions. Il combat en son nom, il souffre pour sa dame et c’est encore à elle qu’il adresse ceux qu’il a vaincus en duel. Et quand il parle de Dulcinée, don Quichotte ne tarit pas d’éloges : elle est la plus belle, la plus vertueuse, la « sans pareille ».

Un léger bémol, toutefois : le héros se fait une image très idéalisée de sa dame !
Idéal féminin et illusion comique
En effet, Dulcinée, ou Aldonza Lorenzo de son vrai nom, est en réalité une simple paysanne. Elle n’a rien de la damoiselle en détresse et n’a nul besoin d’un chevalier servant. Quant à don Quichotte… S’il a été amoureux d’elle dans sa jeunesse, il n’a jamais osé lui déclarer sa flamme. Pire : il ne l’a vue que quatre fois dans sa vie… et de loin ! Ce qui nous amène au dernier point : Dulcinée ignore jusqu’à l’existence de son chevalier servant ![3] L’amour rend aveugle, mais tout de même !

D’ailleurs, quand Sancho Panza[4] apprend la véritable identité de Dulcinée, il dresse d’elle un portrait éloigné de l’idéal chevaleresque de son maître :
Oh ! je la connais bien… et je puis dire qu’elle jette aussi bien la barre que le plus vigoureux gars de tout le village. Tudieu ! c’est une fille de tête, faite et parfaite, et de poil à l’estomac, propre à faire la barbe et le toupet à tout chevalier errant qui la prendra pour dame. Peste ! quelle voix elle a, et quel creux de poitrine ! […] Oh ! je voudrais déjà me trouver en chemin, seulement pour le plaisir de la revoir, car il y a longtemps que je l’ai vue ; et vraiment elle doit être bien changée. Rien ne gâte plus vite le teint des femmes que d’être toujours à travers les champs, à l’air et au soleil.
Op. Cit., ch. XXV
Il y a un décalage comique entre les aspirations héroïques du héros influencé par ses chers romans de chevalerie et la réalité beaucoup plus terre à terre.
Dulcinée aujourd’hui
Pourtant, don Quichotte n’est pas toujours dupe de ses illusions. S’il châtie ceux qui remettent en cause le statut « mythique » de sa dame, il accepte (un peu) les critiques Sancho Panza et s’ouvre parfois à lui :
De la même manière, Sancho, pour ce que j’ai à faire de Dulcinée, elle vaut autant que la plus haute princesse de la terre. Il ne faut pas croire que tous les poëtes qui chantent des dames sous des noms qu’ils leur donnent à leur fantaisie les aient réellement pour maîtresses. Penses-tu que les Amaryllis, les Philis, les Sylvies, les Dianes, les Galathées et d’autres semblables, dont sont remplis les livres, les romances, les boutiques de barbiers et les théâtres de comédie, fussent de vraies créatures en chair et en os, et les dames de ceux qui les ont célébrées ? Non, vraiment ; la plupart des poètes les imaginent pour donner un sujet à leurs vers, et pour qu’on les croie amoureux, ou du moins capables de l’être. Ainsi donc, il me suffit de penser et de croire que la bonne Aldonza Lorenzo est belle et sage. Quant à la naissance, elle importe peu ; […] et je me persuade, moi, qu’elle est la plus haute princesse du monde.
Ibid.
Qu’importe au fond si Dulcinée n’est pas vraiment réelle… ni une vraie dame selon les critères d’une société archaïque.[5]
Le mot[6] a d’ailleurs gardé une connotation positive. S’il désigne parfois avec humour la « femme aimée », il appelle en général à de plus nobles sentiments. Aujourd’hui, il désigne une femme inspirant une passion vive et romanesque.[7]
Preuve que l’amour (même s’il est parfois illusoire) triomphe toujours !
Hannibal LECTEUR, emmène sa dulcinée au ciné
En bonus : Don Quichotte à Dulcinée ♫ Ravel (Vittorio Prato/Alessandro Pratico) 15 juin 2019
Notes et références – Dulcinée
[1] En espagnol : Dulcinea del Toboso.
[2] Dulce veut dire « doux » ou « sucré » selon le contexte.
[3] D’ailleurs, bien que mentionnée à maintes reprises dans l’œuvre, elle n’y apparaît jamais physiquement.
[4] Écuyer et compagnon de voyage de Don Quichotte.
[5] Dulcinée est une des créations les plus complexes de Cervantès. Au-delà de la parodie, c’est aussi l’expression raffinée et doucement moqueuse du néo-platonisme des Dialogues d’amour de Léon l’Hébreu (1460 env.-env. 1521) que l’auteur admirait profondément. Dulcinée n’est pas non plus la mythification d’une paysanne quelconque mais d’une de ces paysannes de Castille que l’Inquisition risquait de poursuivre parce qu’elle n’était pas « vieille chrétienne » de souche. Plus de détails dans l’article de l’encyclopédie universalis.
[6] Qui s’écrit avec une majuscule lorsqu’il fait allusion au Don Quichotte de Cervantes.
[7] Source : LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française.
Retrouvez notre précédent Décryptage → La vache !