Décryptage de la semaine
Le 17 février 1878, San Francisco achève la création de son premier réseau téléphonique, fort de 18 téléphones[1]. O’Parleur célèbre l’événement en fanfare avec le bigophone qui est… un instrument de musique. Mais y a-t-il un rapport entre les deux ? Réponse dans un décryptage qui tombe « allô » !
Sur un air de mirliton
Bigophone, nom masculin, reprend (1890) le patronyme Bigot, nom de l’inventeur de cet instrument, combiné (haha !) à l’élément -phone. Le mot désigne un instrument de musique burlesque, de formes diverses, dont on joue en criant dans l’embouchure ; cet emploi est aujourd’hui archaïque.

Son invention remonte au Carnaval de Paris, en 1881.[2] À l’époque, Romain François Bigot est marchand de cornets à bouquin[3] sur les champs de foire.

Bigot invente le bigophone pour le comique Bienfait, qui chante « Méli-Mélo » au Ba-Ta-Clan[4], en s’inspirant d’un autre instrument, le mirliton[5], qu’il modifie et perfectionne.
Il se compose d’une embouchure et d’un cornet en carton auquel on peut donner toutes les formes. Il s’utilise pour chanter dedans en faisant « tut-tut-tut ». Le son se répercute sur un petit morceau de papier mince du type du papier à cigarette ou papier de soie qu’il fait vibrer sur une ouverture latérale. On obtient une amplification déformée et nasillarde de la voix de l’instrumentiste[6] qui fredonne l’air. Écoutez plutôt :
C’est ainsi que Bigot dépose son invention sous le nom de bigoTphone, avec un « T ». Le mot évolue rapidement en bigophone[7] et le succès qu’il rencontre est immense.
Le téléphone pleure mais le bigophone cartonne !
Habile commerçant, Bigot fait de son instrument un accessoire indispensable lors des événements populaires et festifs. C’est bien simple : le bigophone va être omniprésent en France et en Belgique pendant près de cinquante ans. Pas une goguette, pas une fanfare, pas un carnaval n’a lieu sans cet instrument.

On le trouve dans les magasins de musique, qui le vendent parfois par assortiment complet de douze instruments (pour les fanfares). Quant aux budgets les plus modestes, ils peuvent le fabriquer eux-mêmes car il est peu coûteux à réaliser.[8]

Toujours plus surprenant, le bigophone s’exporte (très) bien à l’étranger : Saint-Pétersbourg (1886), Amsterdam (1887), Autriche-Hongrie et Suède (1892). Et si ces destinations ne vous impressionnent pas, sachez qu’il s’exporte jusqu’en Nouvelle-Zélande (1887), à Hawaï (1888) et en Australie (1903). Après ces contrées exotiques, son succès aux États-Unis en 1896 paraît presque banal.

Le phénomène bigophonique s’essouffle vers la fin de la première moitié du XXe siècle. Certains spécialistes expliquent ce déclin par le délitement des sociétés bigophoniques et l’Occupation. Cependant, le mot bigophone n’est pas mis sur la touche pour autant. En effet, il possède un second sens acquis au début du XXe siècle grâce à… l’aviation !
Allô guerre comme allô guerre !
En 1915, à Toronto, on inaugure la Curtiss Aviation School, première école d’aviation canadienne. Lors des vols d’entraînement, la disposition de l’équipage (instructeur à l’arrière, pilote à l’avant) et les bruits (moteur, vent…) rendent la communication difficile. On imagine alors un dispositif qui, par sa forme, rappelle le bigophone : un long tuyau flexible reliant la bouche de l’instructeur à l’oreille de l’élève. Et comment baptise-t-on cet ingénieux mécanisme ? Un bigophone !

Par extension, le mot reçoit dans l’argot militaire le sens de « téléphone »[9] (1918, chez les téléphonistes de l’armée d’Orient). Ce glissement de sens peut s’expliquer par le son nasillard des premiers téléphones qui rappelle le son « mélodieux » de l’instrument.
Vers 1935, un glossaire de l’armée de l’air française définit le bigophone comme un : « tuyau acoustique permettant le dialogue entre le pilote et le passager. » En 1936, le terme s’étend à « ligne téléphonique » et est concurrencé par biniou.
Quelques dérivés s’ajoutent à son annuaire répertoire : le diminutif bigo et le verbe bigophoner « téléphoner » (1965). Aujourd’hui, le mot est un équivalent malicieux de téléphone.[10]
Du carnaval aux télécoms, en passant par l’aviation, on peut dire que le bigophone n’a pas connu une trajectoire… téléphonée.
Hannibal LECTEUR, se demande si E.T. bigophone maison aussi
En bonus : Le Téléfon ♫ Nino Ferrer (1967)
Et la preuve que le bigophone n’est pas totalement tombé dans l’oubli :
Notes et références – Bigophone
[1] Deux ans plus tôt, le 14 février 1876, l’avocat d’Elisha Gray dépose un brevet descriptif pour le premier prototype de téléphone. Alexander Graham Bell dépose son brevet deux heures après, ce qui aurait dû lui interdire la reconnaissance des droits de l’invention. Février n’est donc pas que le mois des amoureux, c’est aussi celui du téléphone.
[2] La date varie selon les sources : 1881, 1883 ou 1884. Cependant, la Fédération bigophonique a célébré le cinquantenaire du bigophone en 1931, en présence de Bigot fils. C’est donc 1881 que l’on retient en général (voir Bulletin orphéonique du 24 février 1931, dans Le Petit Parisien). Quant à la date de 1883, on évoque l’hypothèse de la date de fabrication et de commercialisation de l’instrument.
[3] Instrument de musique à vent de la famille des cuivres.
[4] Oui, il s’agit du célèbre Bataclan, édifié par l’architecte Charles Duval en 1864. L’édifice s’appelle alors Le Grand Café Chinois-Théâtre Ba-ta-clan. Son premier nom fait référence à Ba-ta-clan, une opérette d’Offenbach (1855).
[5] Attesté depuis le XVIIIe siècle, mirliton est d’origine incertaine. Il paraît tiré d’un ancien refrain de chanson populaire. Il semble d’abord désigner une monnaie (1738), sens disparu, puis signifier « flûte à l’oignon » (1745). Par allusion aux airs joués sur l’instrument, il prend au XIXe siècle le sens de « refrain populaire » (1829) et acquiert une valeur péjorative dans air, vers, poésie de mirliton (1862, Littré).
Bigophone
[6] On désigne le joueur de l’instrument par le nom de « bigotphoniste », remplacé parfois par bigotphoneux ou bigophoneux.
[7] L’abandon du « T », bien que rapide, ne l’empêche pas de réapparaître occasionnellement. Ainsi, en 1928, on voit les deux orthographes utilisées simultanément dans un même article du journal Le Petit Parisien. Plus curieux encore : en 1935, les lecteurs de L’Humanité découvrent le mot bigophones abrégé en… bigoTs ! Décidément, ce n’est pas sa tasse de « T ».
[8] En octobre 2011, le coût de fabrication d’un bigophone artisanal est d’environ 4 euros, dont l’achat d’un kazoo à 3 euros.
[9] Téléphone, nom masculin, est une création, dans plusieurs langues, au moyen des éléments grecs têle « loin » (cf. télé) et phôné « son, voix » (cf. -phone, -phonie, phono-).
C’est d’abord un mot français (1809), créé sur le modèle de télégraphe et employé pendant peu de temps pour désigner un appareil de laboratoire. C’est ensuite un germanisme (1866) appliqué à l’appareil magnétique conçu en décembre 1861 par l’Allemand P. Reiss et appelé par lui Telefon.
Enfin, le mot est repris (1876) à l’anglais telephone, nom donné à l’appareil inventé par l’Américain Alexander Graham Bell (1847-1922) et exposé à Philadelphie en 1876.
[10] Source : LE ROBERT, Dictionnaire historique de la langue française.
Retrouvez notre précédent Décryptage → Dulcinée