Aujourd’hui pour notre premier billet sur l’art, je vous propose de revenir sur une pièce de théâtre de Yasmina Réza écrite en 1994, traduite en plus d’une quarantaine de langue, jouée et primée dans le monde entier.
Je ne saurais vous dire si mon affection toute particulière pour cette œuvre est liée à sa conception l’année de ma naissance, mais quoi de mieux pour aborder l’art contemporain et les questions qu’il soulève, que cette pièce de théâtre qui a connu une reconnaissance internationale avec notamment le Tony Award de la meilleure pièce aux USA et le Laurence Olivier Award de la meilleure pièce au Royaume Uni.
« Art » de Yasmina Réza qu’est-ce que c’est ! C’est l’histoire de trois amis prénommés Marc (un brin cynique et réactionnaire), Serge (dermatologue et collectionneur) et Yvan (garçon sensible et tourmenté). Ils sont amis depuis trente ans jusqu’au jour où Serge achète un tableau décrit ainsi « c’est une toile d’environ un mètre soixante sur un mètre vingt, peinte en blanc. Le fond est blanc et si on cligne des yeux, on peut apercevoir de fins liserés blancs transversaux ». Serge présente sa nouvelle acquisition à Marc, lui en donne le prix, et cette première scène est le point de départ d’un « cataclysme » entre ces trois amis de longue date !
Sans en dire trop pour ne pas gâcher l’effet de surprise aux curieux qui seront tentés d’aller la voir[1], cette pièce met ici en jeu la conception de la notion d’art elle-même et plus spécifiquement de la notion d’art contemporain. En effet, cette toile blanche peinte en blanc n’est pas sans rappeler les fameux monochromes de Malévitch[2] ou de Ryman et deviendra au cours de la pièce un des personnages principaux si ce n’est le « personnage principal »! Alors qu’est-ce que l’art ? Est-il possible d’affirmer que telle ou telle œuvre, est ou n’est pas de l’art ? En ce sens il peut être opportun ici de rappeler la fameuse jurisprudence du procès Brancusi contre Etats-Unis de 1916, base fédératrice de l’acception de la notion d’art détaché des carcans de l’art classique imposés par les Beaux-Arts à l’époque. Le juge Wait a ainsi déclaré « Nous pensons que les décisions de justice les plus anciennes auraient exclu l’objet importé de la catégorie des œuvres d’art[3] (…) Entre-temps, une école d’art dite moderne s’est développé dont les tenants tentent de représenter des idées abstraites plutôt que d’imiter des objets naturels. Que nous soyons ou non en sympathie avec ces idées d’avant-garde et les écoles qui les incarnent, nous estimons que leur existence comme leur influence sur le monde de l’art sont des faits que les tribunaux reconnaissent et doivent prendre en compte ». Avec l’art contemporain qui suivra l’art moderne la question reste le même et je pense que la position du juge Wait peut être transposée, et s’applique à 200% au débat de nos trois amis.
On voit se confronter dans cette pièce trois visions complètement différentes, empreintes des sensibilités de chacun, sur une même œuvre d’art. Nous avons Marc, le cynique, dont la phrase culte « Tu as acheté cette merde 30 000 euros ?! » ne manquera pas de vous faire pleurer de rire et qui n’est pas sans rappeler les fameux dubitatifs de l’art contemporain qui scandent dans les musés que leur petit frère de 4 ans aurait pu faire la même chose. Nous avons Yvan, le sensible, soucieux de préserver les sensibilités, qui s’efforce de garder un esprit ouvert sur des notions et domaines qu’il ne maîtrise pas assez pour juger, et enfin nous avons Serge, le fameux acheteur, qui sans forcément comprendre tous les tenants et aboutissant de son acquisition, essaye de rester dans l’air du temps. Ils auront d’ailleurs une discussion houleuse mais toujours très drôle, sur la notion de l’homme moderne vivant « dans l’air du temps ».
C’est là que réside pour moi toute la force de cette pièce. Elle fait ressortir, de façon subtile et humoristique, deux des principes à mon sens fondateurs, de l’art contemporain :
- Faire évoluer les mentalités sur ce qui peut ou non être considéré comme une œuvre d’art. Quels sont les critères à prendre en considération pour pouvoir affirmer que telle œuvre est ou non digne d’être considérée « œuvre d’art ».
- Créer une interaction entre l’œuvre et celui qui la regarde, instaurer un dialogue entre, une remise en question. Dans l’art contemporain, et nous aurons surement l’occasion de se repencher sur cette notion dans les prochains billets, l’une des volontés fédératrices est de mettre le visiteur dans une position active, d’auto questionnement, et de réflexion et non plus dans une posture passive de contemplation d’une reproduction de scène historique.
Aussi sans vouloir rentrer dans des détails trop conceptuels, et pour ceux qui veulent se risquer à mettre un orteil dans le monde « étrange » de l’art moderne et contemporaine, je ne saurai que trop vous recommander d’aller voir cette pièce. Si elle ne vous fait pas vibrer comme ce fut le cas pour moi et ne vous donne pas envie d’aller plus avant dans l’histoire de l’art sur ses périodes modernes (1870 – 1950) et contemporaines (1960 à nos jours), elle vous aura à tout le moins faire rire à coup sûr !
Pour finir une petite citation de Donald Judd : « Si quelqu’un affirme que son travail participe de l’art, c’est de l’art ».
[1] « Art » de Yasmina Réza (mise en scène : Patrice Kerbrat) jusqu’au 17 juin au Théâtre Antoine – 14 boulevard de Strasbourg – 75010 Paris.
[2] Kazimir Malévitch – Carré blanc sur fond blanc (1918)
[3] Ici il s’agissait du célèbre Oiseau dans l’espace de Brancusi, sculpture en bronze importée.